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Le mensonge et la négociation

halifax consulting Publié par Halifax Consulting – 11 septembre 2023

Vaste sujet que le mensonge en négociation ! Je suis enseignant-chercheur dans une grande école de commerce. Cela fait maintenant 10 ans que je m’intéresse au domaine de la négociation, dans une perspective psycho-sociale. Mes recherches ont par exemple porté sur le rôle interpersonnel des émotions en négociation. Cela consiste à se demander si l’expression de certaines émotions durant la négociation, colère, tristesse ou encore joie génèrent plus ou moins de concessions de la part du négociateur qui en est témoin. D’où le terme « interpersonnel » qui désigne l’effet de l’émotion d’un des négociateurs sur le comportement de l’autre.

Je pense immédiatement à Winston Churchill qui était connu pour son tempérament colérique, ce que Charles de Gaulle considérait comme un atout pour obtenir gain de cause. D’ailleurs, il est tout à fait possible, toujours en négociation, d’exprimer certaines émotions de façon stratégique, c’est-à-dire sans nécessairement les ressentir. C’est déjà selon moi une forme de mensonge puisqu’on dit expérimenter des émotions que l’on ne ressent pas réellement.  

Justement, le mensonge en négociation fait l’objet d’études en Psychologie Sociale car les questions sont nombreuses ! Tout d’abord, qu’est ce qu’un mensonge ? Ensuite, pourquoi est on amené à mentir ? Est-ce qu’il existe certaines personnalités plus « menteuses » que d’autres, certains contextes sociaux plus propices aux mensonges ? Et finalement, comment réagir au mensonge ?  

Qu’est-ce qu’un mensonge ?

C’est une question beaucoup plus complexe qu’elle ne semble à prime abord. En négociation tout comme dans la vie sociale, il existe deux catégories de mensonge, le mensonge par omission et le mensonge par commission.

Le mensonge par omission consiste à ne pas partager volontairement certaines informations déterminantes concernant l’objet de la négociation. L’ignorance de cette information peut être préjudiciable au négociateur victime du mensonge. Il peut s’agir d’un produit dont on aurait oublié de dire qu’il est défectueux par exemple.

Le mensonge par commission est différent du mensonge par omission car il consiste quant à lui à modifier une réalité ou à en inventer une nouvelle. Un négociateur peut mentionner qu’on lui a déjà fait une meilleure offre alors qu’il n’a en fait aucune alternative en dehors de ce qu’il pourrait obtenir dans le cadre de la présente négociation. Le négociateur « menteur » peut également énoncer qu’il ne peut pas faire de meilleure offre car  il a les pieds et poings liés du fait du mandat qu’il a reçu. Ces deux exemples de mensonge sont régulièrement évoqués dans la littérature, comme s’ils étaient en quelque sorte « traditionnels ».

Il est important de noter que certains mensonges sont perçus comme étant moins problématiques au niveau éthique que d’autres. Les mensonges par omission sont en général mieux tolérés que les mensonges par commission.

Pourquoi ment-on ?

Plusieurs raisons sont invoquées dans la littérature pour justifier un mensonge. Tout d’abord on ment car on suspecte que l’autre ment aussi. Dans cette perspective, on détourne la réalité pour éviter de se faire exploiter. Cela me fait penser à un article de Glick et Croson (2001) qui répertorient plusieurs types de réputations en négociation. Parmi celles-ci, on compte la réputation de « menteur et manipulateur » et celle de « chou à la crème ». Selon ces auteurs, ces réputations sont particulières car elles engagent la partie adverse à mentir et manipuler à son tour ! La réputation du négociateur à qui on fait face, que ce dernier soit connu pour mentir, ou au contraire trop gentil est donc elle aussi un motif pour mentir.

Mais d’autres explications sont également avancées dans la littérature. On peut mentir car on pense qu’on ne reverra jamais l’interlocuteur dans le futur, et donc que le mensonge ne porte pas à conséquence. On ment encore pour augmenter la part de profit personnel, ou parce qu’on sous-évalue la probabilité de se faire « attraper ». On ment pour des raisons de vie ou de mort. On ment car on est dans un rapport de force désavantageux. On ment pour protéger sa réputation. On ment finalement car on n’apprécie pas son interlocuteur. Les raisons de mentir en négociation sont, comme vous le voyez, nombreuses.

Le mensonge en négociation est-il tabou ?

Pour répondre à cette question, il me semble utile de préciser dans un premier temps ce qu’on entend par « tabou ». Un sujet tabou est un sujet dont il est préférable de ne pas discuter en vertu de convenances sociales ou morales. Dans la vie sociale justement, on éduque les enfants à ne pas mentir, car mentir « c’est mal ». Pour ce qui est de la négociation, la perspective est légèrement différente. La négociation est souvent perçue, à tort, comme étant uniquement compétitive. Il convient alors de gagner plus que son interlocuteur, l’autre devient « un ennemi à abattre », et il y aura inévitablement un gagnant et un perdant à l’issue de la négociation. C’est ce qu’on appelle le biais de compétition. Justement, dans cette logique compétitive, il n’est pas inconcevable de faire usage de tactiques de manipulation pour vaincre la partie adverse, ce n’est pas « tabou ». D’ailleurs, dans son ouvrage « The heart and mind of the negotiator», Leigh Thompson fait un constat étonnant : La grande majorité des négociateurs avouent mentir régulièrement, sur l’importance accordée à certains aspects de la négociation, sur le fait d’avoir des alternatives, ou en exagérant leur demande. Ce n’est pas si grave parce que « tout le monde le fait », que c’est « le jeu », et que « cela ne porte pas à conséquence ». On peut donc mentir, certes, tant que cela reste dans le domaine de ces petits mensonges.

Peut-on être un bon négociateur sans mentir ?

Je répondrais à cette question en citant Fisher et Ury, les auteurs du livre « Getting to yes », sur lequel repose la méthode de négociation raisonnée. Selon ces derniers, il existe deux dimensions derrière n’importe quelle négociation : la dimension de la personne, c’est-à-dire avec qui on négocie, et la dimension du problème, c’est-à-dire ce qu’on négocie. Selon ces auteurs, bien négocier ce n’est pas privilégier uniquement la dimension du problème, celle de la « performance » au détriment de la dimension de la personne. Bien négocier consiste à soigner la relation sur le long terme, créer et développer la confiance, chercher des points communs…Mentir peut certainement apparaître opportun à court terme, mais aura des conséquences néfastes sur la relation, et en particulier si le mensonge est détecté par l’autre négociateur.

Quel est le profil du menteur ?

Comme je l’ai évoqué précédemment, chaque individu a tendance à mentir à des degrés divers. En revanche, la recherche a identifié certains profils ou certaines circonstances plus propices au mensonge.

Tout d’abord, les profils qu’on appelle « individualistes » ou « proselfs ». Cette appellation désigne les négociateurs qui ont tendance à privilégier leurs gains personnels au détriment du gain de leur interlocuteur. Rappelez-vous du biais typique de compétition associé à la négociation. C’est encore ce dont il s’agit ici. Dans cette conception, la négociation est vécue comme une situation où il ne peut y avoir qu’un gagnant. Il est peu étonnant alors que les individualistes mentent davantage qu’un profil différent de négociateurs, celui des « prosociaux ». Les prosociaux perçoivent la négociation comme un problème à résoudre à deux, et où il convient de satisfaire à la fois les besoins propres et les besoins de l’autre.

Ensuite, les négociateurs ayant un sentiment d’« auto-efficacité » élevé. De façon générale, l’auto-efficacité traduit la croyance en la capacité à effectuer correctement une tâche. En négociation, avoir un sentiment d’auto-efficacité élevé consiste à avoir confiance en son habileté à bien négocier. Gaspar et Schweitzer (2019) observent ainsi que les négociateurs qui scorent hauts en auto-efficacité ont tendance à sous-estimer significativement la probabilité que leur mensonge soit détecté, les motivant par la même occasion à mentir davantage.

Enfin, les négociateurs se trouvant dans un rapport de force avantageux. A l’image des négociateurs précédemment cités et ayant confiance en leur compétences, les négociateurs « puissants » ont des difficultés à évaluer correctement la possibilité de se faire « attraper ».

Comment réagir face au mensonge ?

Il s’agit peut-être de commencer par détailler ce qu’il ne faut pas faire. La colère d’avoir été trompé peut amener le négociateur à confronter le menteur de façon agressive. Confronter l’autre, c’est lui dire textuellement qu’il ne fait aucun doute qu’il ment. Cette réaction légitime et naturelle est pour autant risquée.  En effet, le menteur « débusqué », peut se sentir humilié, perdre la face, interrompant ainsi le déroulé de la négociation. Soigner la « dimension de la personne », c’est aussi ne pas humilier son interlocuteur.

Quelle est ainsi la bonne posture à avoir ? Je dirai tout d’abord qu’il faut créer un climat dans le cadre duquel le mensonge n’est pas propice. Plus on connaît son interlocuteur, plus la confiance règne, moins le mensonge est probable. Il faut donc travailler en amont sur la relation. On peut également durant la négociation, poser beaucoup de questions. Les travaux de Schweitzer et Croson (1999) indiquent en effet que le nombre de questions posées durant une négociation est inversement proportionnel au nombre de mensonges formulés.

Ensuite, je pense qu’il faut être humble concernant sa capacité à dépister les mensonges. La recherche est unanime à ce sujet : nous sommes de mauvais détecteurs de mensonges ! Un mensonge est correctement détecté une fois sur deux, ce qui est le fruit du hasard. Quelles seraient les conséquences de confronter un négociateur à tort, alors que celui-ci est de bonne foi ?

Dimitri Vazilejsvic

Associate Professor in Negotiation and Organizational Behavior chez Neoma Business School, en partenariat avec Halifax Consulting

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